jeudi 19 avril 2012

Microévènements


Photo Mar Biks

Dans une cité autrefois si sombre un moment d'humanité comme on n'en voit guère dans les replis haineux, pire, indifférents du tissu urbain.
À un veston râpé, étaient accrochés un Père-Noël de feutrine et une Bécassine tricotée. La voix aussi était râpée, elle devait en avoir dit des choses insensées que personne ne comprenait jusqu'à ce que ses mains maigres et sèches s'emparent de pinceaux soyeux, de crayons à mine tendre pour exprimer de terribles émotions et de transparentes convictions.
C'est comme ça que ses mots sont redevenus clairs comme les briques de la cité, ont flotté sur les replis, les ont lissés pour en pénétrer la trame. Et parfois, il en rencontre qui ne demandent qu'à se laisser prendre par sa voix râpée.

Cécile

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Sur le marché aux puces, deux hommes assis se parlent. Celui que je vois de profil est enveloppé d’une grande djellaba noire. Le capuchon cache le visage et la chevelure de l’homme. Je ne vois que sa barbe rousse éclairée par le soleil. Il me fait penser à un personnage peint par le Caravage. Je suis à Rome pendant de longues minutes. Le « mouton bleu », la belle enseigne du café du coin, me ramène à Bruxelles.



Mar



Photo : Marie Nihoul

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Un mètre septante-cinq, perchée, elle a le nez en l’air et un lissage brésilien qui fouette ses joues fardées. Elle n’a pas vraiment la classe d’un flamand rose, mais plutôt la maladresse d’un girafon fraîchement né. Des petits pas fiers, le sourire calé comme un tic-tac dans une dent cariée. Le bus, LE BUS ! C’est la grève, misère, pas question de le rater. Elle plaque son sac sur sa hanche, contracte les muscles de son buste et s’élance, chancelante, dressée sur ses piquets aux extrémités affûtées. Mais le pavé bruxellois est dur et n’apprécie pas de se faire battre à coups de burins féminins. Et sous ces talons fatals, il glisse et…merde. La donzelle en perd sa semelle. Elle a le pied découvert, nu comme un ver. Choc brutal, perte de ses lunettes anti-brouillard, parce que du soleil, y’en a pas. Affolée elle regarde autour d’elle. Un vendeur de légumes lui sourit et reluque des fesses. Elle, dans sa détresse lui adresse un petit rictus pincé. Personne ne la prend en pitié. On se gausse plutôt, tandis qu’elle hausse les épaules. Honteusement, elle ramasse son trophée déchu. Elle était si fière de la bonne affaire faite la veille. Le bus est déjà probablement arrivé au terminus et elle a raté sa séance de manucure avec Marcus le dieu du repoussage de cuticules.



Mélanie


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Il est là, sur le trottoir, appuyé au rebord d'une fenêtre, l'œil un peu goguenard, nous observant en train de scruter des tags sur un mur proche.

Il a la tête un peu rougeaude et un œil qui dit manifestement zut ou merde à l'autre, engoncé dans son orbite, à la suite probablement d'une bagarre nocturne ou d'un tabassage inavoué.

On dirait qu'il veut nous faire comprendre qu'il en connait un bout sur les tags et les graffitis et même qu'il est lui-même un graffiteur saint-gillois expérimenté. Il nous dit : » Je dessine la vérité à poil, celle qu'on n'ose pas dire ».

Il nous suit dans notre périple, quémandant une cigarette par ci, un clin d'œil par là.

Guettant notre départ, il nous lance un sonore « Bon après-midi ». Nous n'en saurons pas plus.

Peut-être venons-nous de croiser le célèbre Cobra ou encore Diogène...



Henry 



Photo : Henry Landroit

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Voilà que, découverte pour moi, je vois que tout un angle du bâti bas la place du Jeu de Balle, côté bains, a disparu, rasés boutiques et bistrots. Demeure là une petite bâtisse survivante, comme miraculée cerclée de fer, étayée... Qu’est devenu le mur que je sais, adossé, que je ne puis voir encore. Qu’est devenue la peinture murale que je sais là ? Quelques pas encore et, me retournant : merveille, le mur est intact, l’œuvre monumentale est sauvée : elle fut signée, il y a vingt ans, par Roba.



Robert





*

Alors que les briques de l'immeuble détruit, en tas derrière un grillage, n'intéresssent personne, quelques pavés ont décidé de romptre les rangs et de se lever. Peut-être en souvenir de la Maison du peuple que le Parti socialiste a vendu ? Ils ont ainsi formé un petit tas hostile, monticule imprévisible et fourbe sur la Place du marché aux puces. Mais ils ont interrompu dans sa course, non pas le Mayeur de l'affiche, sortant de la brasserie « De Skieven Architek », mais un tapis volant ? - venu de l'Orient aux odeurs de café s'enrouler parmi les brôles de Bruxelles.



Marie-Hélène


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Nous avions monté la rue du Faucon, anciennement appelée rue du Bourreau, et je me  demandais déjà, avec de tels noms, de qui je deviendrais bientôt la proie.

Nous nous étions rassemblés autour de la sémillante guide, Florine, qui voulait nous présenter le très monumental Palais de Justice, dont nous découvrions le dôme et un morceau de façade.

Dans un mouvement symétrique et contraire, deux gars descendent la rue du Faucon (anciennement appelée rue du Bourreau). Ils marchent d’un pas vif et discutent à voix forte. Ce sont deux ouvriers de la Cotralco (? Sotralco ?), si j’en juge par la veste-uniforme qu’ils arborent. L’un d’eux est massif, ils sont tous deux grands et charpentés, mais l’un d’eux est vraiment imposant.

Et tandis qu’ils descendent la rue du Faucon (anciennement appelée rue du Bourreau), nous nous sommes regroupés autour de Florine. Florine est notre guide, vous l’ai-je déjà dit ? Ils vont bientôt passer à notre hauteur. Florine (il s’agit de notre pétulante guide) prend enfin la parole. Elle annonce très fort, pour couvrir le bruit de la ville et nous atteindre tous : « Je voulais vous montrer ce mastodonte… »

Avant qu’elle ait pu poursuivre, l’ouvrier massif a tourné la tête vers elle, vers nous, et je ne peux m’empêcher de penser qu’il a cru, au moins un instant, que Florine (notre guide enjouée) parlait de lui.



Olivier
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Photo : Camille Philibert


Microévènement
 
à HL

À égale distance - on voudrait pouvoir en jurer - de la vasque, avenue Louis Bertrand, qui donne à voir s’ébattant nymphes et faunes à cornes et sabots de caprinés, et de la maison du 20, rue Ernest Laude sur la façade duquel quatre têtes de boucs affrontés deux à deux broutent des fleurs de camomille, se situe, 7 place de Houffalize, le cabinet du docteur Coralie Beele ; la plaque ne dit pas si cette vétérinaire est spécialiste de la race caprine.




Valérie


Ornithologie

À l’angle de la rue Haute et de la rue des Renards se trouve une maison blanche avec une toiture à moineau. En face, c’est la rue du Faucon qui trace sa ligne – autrefois ce rapace y fréquentait un bistrot, peut-être s’y saoulait-il comme une grive.
Entre les deux, un arbre nu de feuilles et de fleurs, porteur de fruits étranges : boules de graisse piquées de graines. Une mésange bleue s’y pose, y prends son petit déjeuner.
Dans la vitrine, le chat de porcelaine agite mécaniquement sa patte : geste de capture impuissant ou coucou amical ?
Au ciel passent deux mouettes.
Drôles de zoziaux* que ces bêtes-là !
*Géo Norge

Micro-événement

Never more Bruxelles

Mardi 10 avril. Quartier de Schaerbeek, une rue entre l’avenue Louis Bertrand et la place Houffalize. Sur la rampe d’un balcon en fer forgé noir se tient très droit un oiseau noir à long bec noir.
Jeudi 12 avril. Autre quartier, au-dessus de la maroquinerie Jourdan. Sur la rampe d’un balcon en fer forgé noir se tient très droit un oiseau noir à long bec noir. Sur un autre balcon en fer noir se tient un oiseau noir à long bec noir. Sur un autre balcon noir, un oiseau noir, bec noir.
À Bruxelles que Baudelaire détesta, on m’assure qu’il n’y a pas de corbeaux. Il y a des choucas ( ?). Mais je guette, vaguement inquiète, parmi les passants du Parvis Saint-Gilles la silhouette massive du maître du suspens.




Valérie
*
   
Devant le rideau blanc d'une large fenêtre émerge le visage d'un garçonnet joufflu. Ses yeux, des billes, fixent la rue pluvieuse. Coiffé d'un bonnet de laine grise un homme facétieux se place en embuscade sous l'embrasure et tente, un sourire, un geste, d'apprivoiser le mouflet. Les yeux noirs de celui-ci s'écarquillent plus encore, la surprise affleure, la peur surgit, alors ses lèvres tremblent, un frisson l'envahit, soudain l'enfant disparaît sous le grand rideau blanc.

Camille

 
Un groupe de gens emmitouflés et encapuchonnés écoute et écrit sous un abri bus. L’un d’eux, la cheftaine ? l’instit ?, lève le bras et fait des signes aux façades des maisons.
Plus tard, le même groupe s’agglutine devant le café L’espérance. Une femme marocaine remonte la rue et les regarde tout en balançant son sac à main. Soudain, un klaxon. Le groupe surpris saute sur le trottoir.
Plus tard, le même groupe a l’air de s’étonner de ne voir personne aux balcons lors de son passage. Personne sauf un corbeau, indifférent.
Plus tard, le même groupe s’approche d’une maison. La cheftaine semble avoir posé une question. Tous les chapeaux, bonnets, casquettes et capuchons s’approchent de la façade à la recherche de. C’est une leçon de français. Il faut trouver la lettre J cachée dans des arabesques. C’est difficile et l’instit les aide.
Les voilà maintenant en plein rituel. Ils tournent autour d’un grand vase vert, avenue Louis Bertrand. Ils évoluent dans un sens puis dans l’autre. Certains traînent ou essuient leur lunette. Sur le trottoir, la femme qui astique la poignée de sa porte n’en revient pas.
Y a vraiment des loufs.
 
Nicole

 
Un groupe d'hommes et de femmes déambule lentement. Ils s'arrêtent fréquemment pour écouter un des leurs commenter une façade, une plaque de rue, un monument. Ils prennent des notes. Ils photographient parfois. Ils sont souvent le nez en l'air comme humant l'ambiance diffuse de la rue.
Que cherchent- ils dans cette rue? Que veulent-ils ? Pourquoi ce « Si Marolles m'était conté » ?
Alors un riverain les aborde. Il leur parle de ses petits souvenirs : où se trouvait le café, la maison du coiffeur, les billes perdues dans le gouffre des bouches du tout-à-l'égout. Et bien d'autres choses encore. Cela le transfigure. Ses gestes, son allure, son ton s'embellissent aux souvenirs des jours qui n'ont pu être qu'heureux.
Ce groupe, dont je fais partie, y voyait un événement. Mais n'étions-nous pas pour lui, pour tous ces habitants du quartier qui nous scrutaient, en ce mercredi 11 avril 2012, l'événement? L'opportunité ? La perspective ?

Philippe












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